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Le labyrinthe de la phénoménalité. Approche des Recherches phénoménologiques.

Dernière mise à jour : 27 janv. 2019




Jeune étudiant, je fouinais dans la fameuse librairie Peeters de Louvain-la-Neuve, lorsque je suis tombé sur un livre dont la lecture de m'a laissé sans voix. Certes, je ne comprenais pour ainsi dire rien à ces interminables phrases, mais quelque chose me fascinait dans cette pensée énigmatique et complexe : je sentais que l'écriture touchait quelque chose de fondamental, sans que je puisse dire de quoi il s’agissait. Le style était arride, mais réveillait en moi des sensations étrangement concrètes. Ce livre, c’était le premier tome des Recherches phénoménologiques, auquel j’ai immédiatement décidé, de manière un peu folle, de consacrer mon mémoire de licence. J’ai depuis lors amassé beaucoup de notes sur cet ouvrage qui continue de me fasciner. On trouvera ci-dessous (et dans trois prochains billets) quelques remarques, à vrai dire assez techniques, sur le texte des Recherches, que je souhaite partager avec ceux qui ont entrepris la lecture ardue de Richir. Peut-être y trouveront-ils quelque éclaircissement.



Comme on le sait, le premier tome des Recherches phénoménologiques est sous-titré : « Fondation pour la phénoménologie transcendantale ». Par là, c'est une filiation avec Husserl qui est explicitement revendiquée ; et effectivement, la première Recherche s'engage principalement à partir d'une relecture critique des textes du père de la phénoménologie. Cependant, le texte désigne aussi Kant comme le « véritable fondateur de la philosophie transcendantale » : c'est que si Husserl inspire assurément la visée proprement phénoménologique de Richir, c'est plutôt à Kant qu'il reprend l'idée d'une philosophie transcendantale comme telle. En ce sens, on pressent déjà que l'un des traits marquants de la phénoménologie propre aux Recherches tient en cette double filiation, husserlienne et kantienne ; et l'on entrevoit aussi, par là, ce qui constitue l'un des fils conducteurs de Richir à cette époque : lire Kant avec Husserl.


Je partirai ici de la filiation kantienne, en proposant une première approche de la question traitée par Richir dans ses Recherches phénoménologiques, en montrant que les différents concepts mis en jeu – qu'il s'agisse de concepts descriptifs ou de concepts opératoires – peuvent se comprendre comme autant d'émergences de la problématique kantienne. Mais avec cette première traversée, je voudrais surtout montrer que si la pensée richirienne de cette époque s'ancre bien dans le criticisme kantien, il s'agit en fait d'un criticisme revisité, que Richir n'hésite pas à caractérisé d' « hyperkantien ». C'est pourquoi je me propose de parcourir ici, trois moments marquants de l'analyse richirienne, en montrant à chaque fois comment ils s'enracinent dans le contexte kantien tout en s'en dégageant en direction d'une problématique phénoménologique originale.




Le premier moment est celui de la visée d'une philosophie transcendantale. À ce propos, il convient de rappeler que chez Kant lui-même, l'idée de philosophie transcendantale ne se laisse pas définir simplement. On connait bien sûr la définition canonique du terme « transcendantal » dans la Critique de la raison pure : « j'appelle transcendantale, écrit Kant, toute connaissance qui s'occupe en général non pas tant d'objet que de notre mode de connaissance des objets en tant qu'il est possible en général ». Est donc dit transcendantal ce qui peut être connu (a priori) de notre mode de connaissance (a priori). Et dans la mesure où la philosophie se définit comme le système des connaissances purement rationnelles, la philosophie transcendantale désigne le système des connaissances transcendantales, c'est-dire la connaissance pure du système de l'esprit humain. Or, face à l'éminence d'une telle visée, et dans l'attente d'une telle exposition systématique, le lecteur ne peut être que déçu, lorsque Kant semble se dérober : « cette philosophie est encore trop à son tour pour commencer ». Il assure certes que « ce système est possible » et « même qu'il n'est pas tellement vaste qu'on ne puisse en espérer l'achèvement complet », mais c'est pour conclure que « la philosophie est l'idée d'une simple science possible, qui n'est donnée nulle part in concreto ». C'est pourquoi, le point de départ, plus modeste, ne peut être qu'une propédeutique, sous la forme d'une critique de la raison, qui vise à clarifier non pas les connaissances philosophiques elles-mêmes, mais les sources du pouvoir de connaître en général, en établissant par là même les limites de la connaissance purement rationnelle, tout en en prévenant les erreurs et les déviations possibles. En ce sens, on comprend aussi combien est ambigüe et complexe la situation de la critique par rapport à la philosophie transcendantale comme telle : en tant qu'elle examine les sources de toute connaissance, et donc aussi les concepts-souches de la raison pure, la critique est forcément amenée à esquisser le plan de la philosophie transcendantale, alors même qu'elle ne peut pas le réaliser par elle-même. C'est que si la philosophie transcendantale est censée se déployer uniquement dans le champ de la raison pure, purement a priori, la critique doit forcément trouver son point de départ dans la connaissance déjà existant – qu'elle soit vraie ou illusoire. La critique, et la philosophie transcendantale telle qu'elle s'esquisse à même la critique, souffre de cette étrange posture de viser les conditions de possibilité a priori de la connaissance à partir de ce qui est donné a posteriori.


Mais qu'en est-il alors de la philosophie transcendantale que vise Richir, et dont on a dit qu'elle s'inspirait au moins latéralement de Kant ? Les remarques qui précèdent prennent tout leur sens quand on réalise que Richir aborde le criticisme kantien à partir d'une difficulté parallèle, lorsque sous le terme de philosophie transcendantale, il cherche sonder l'esprit global du kantisme :


« [...] la philosophie transcendantale kantienne est toujours recherche des conditions de possibilité a priori d'un fait (la connaissance humaine, la moralité, le sentiment esthétique, l'impression d'une finalité naturelle) qui est cependant mis en suspens dans la recherche : si un tel fait est possible, alors il faut que … En outre, selon l'esprit du renversement copernicien, comme un tel fait est toujours un fait humain, et comme les conditions de possibilité a priori ne peuvent être recherchées qu'en l'esprit humain, la recherche de ces conditions de possibilité est en quelque sorte immanente à l'esprit humain, ou plus précisément au fait modalisé par le comme si : il s'agit toujours de rechercher dans le “creux” du fait ses propres conditions de possibilité a priori, et cela n'est effectivement possible que si le fait n'est plus considéré comme fait brut et positif, mais comme fait existant sur le mode du comme si – comme si ce fait pouvait aussi bien être possible qu'impossible, par où s'ouvre le champ de ses conditions de possibilité, mais ce champ, également possible a priori, ne s'avère réel que dans la mesure où le fait est aussi fait réel ».


La difficulté relevée par Richir est donc bien analogue à celle que nous venons de relever, puisqu'elle vient aussi du fait que la recherche des conditions de possibilité a priori s'amorce toujours dans un fait a posteriori qu'il s'agit de clarifier. Bref, la difficulté tient en ce que l'a priori est toujours envisagé comme l'a priori d'un a posteriori toujours déjà donné. En ce sens, comme le souligne Richir, la démarche critique et transcendantale se meut forcément dans un « cercle » : si l'a priori est pensé dans la Critique comme ce qui fonde l'a posteriori, il faut dire de même, en toute rigueur critique, que l'a posteriori fonde lui aussi, d'une certaine manière, l'a priori, puisque c'est seulement depuis l'a posteriori que « s'indique » l'a priori. Il y a bien circularité, puisque si l'a posteriori renvoie toujours à son a priori, celui-ci ramène inexorablement à celui-là.


Il est en tout cas caractéristique que c'est à partir de l'analyse de cette circularité décelée au cœur de la démarche kantienne, que Richir en vient à proposer sa propre conception de la philosophie transcendantale. L'idée que Richir poursuit inlassablement à travers tous les chemins sinueux de ses Recherches est que la démarche de fondation transcendantale est intrinsèquement liée à cette circularité : il ne faut donc pas chercher vainement à l'éliminer, mais bien plutôt à la creuser, à la développer et à la faire prendre apparence – pour tout dire, à la phénoménaliser. Et cette idée méthodologique, qui semble guider l'écriture richirienne dès les premières pages de son texte, offre aussi, d'entrée de jeu, l'idée même de la philosophie transcendantale telle que la vise Richir. Car dans ce contexte renouvelé, la démarche transcendantale comme recherche du fondement ne peut plus se concevoir à la manière de Kant, comme la prise en vue a priori de l'a priori ; car on l'a vu, l'a priori pur, censé surgir de lui-même et se donner dans le pur a priori, ne peut être qu'une fiction modalisée par un comme si. Bien plus, il s'avère que si l'a priori se donne toujours a posteriori, il se constitue comme l'illusion nécessaire d'un a priori : l'a priori tel qu'il se donne supposément comme le fondement absolument certain, se tenant de lui-même et portant en soi les conditions de sa propre validité est en fait une illusion transcendantale. Par là, on peut déjà comprendre que si la philosophie transcendantale proprement richirienne se déploie à partir de la circularité relevée chez Kant, c'est qu'elle se déploie explicitement sur le lieu même d'une illusion transcendantale. Et l'on comprend également que si cette philosophie vise encore à mettre au jour un fondement, celui-ci devra être paradoxalement conçu comme traversé de part en part par l'illusion transcendantale, c'est-à-dire aussi par l'erreur, le rêve, l'hallucination, ou la folie.


Cette première approche de la problématique nous a déjà permis de constater que la démarche richirienne n'est pas à proprement parler kantienne. Cependant, il est tout à fait caractéristique que si l'analyse s'engage à partir d'une critique de la philosophie transcendantale kantienne, cette critique est précisément rendue possible par la conceptualité kantienne elle-même, et en particulier par la notion d'illusion transcendantale : tel est en effet le deuxième moment marquant de l'analyse richirienne. Sur cette question, je commencerai par remarquer que chez Kant aussi bien que chez Richir, le terme d' « illusion » peut avoir deux significations voisines. En termes richiriens, il peut tout d'abord désigner l'a priori lui-même, comme ce qui est visé par la pensée comme l'être en lui-même – le fondement –, mais dont l'analyse critique montre qu'il n'est qu'une illusion, c'est-à-dire un simulacre ou un mirage qui n'a pas l'être que la pensée lui prête. Mais le terme peut aussi signifier le processus même de constitution de l'illusion : j'entends par là le mouvement de la pensée, a posteriori, par lequel un a priori est posé comme se tenant de soi a priori. L'illusion transcendantale désigne alors le processus en vertu duquel la pensée projette des horizons qui lui permettent de « fonctionner », alors même que ces horizons prennent nécessairement l'apparence d'un être qui se tient de soi, indépendamment de la pensée qui les pense – et cette apparence elle-même relève alors d'une illusion au premier sens. Bien sûr, ces deux significations s'entremêlent constamment dans les textes, dans la mesure où l'une désigne un processus et l'autre le résultat de ce même processus. Prenons un exemple : comme l'explique Kant dans la Dialectique transcendantale, la connaissance de la nature requiert de prendre le monde comme un tout. Or, de ce tout, précise-t-il, on ne peut rien connaître : dans les termes de Kant, il s'agit d'une Idée régulatrice, c'est-à-dire d'un horizon que la connaissance projette elle-même pour assurer son propre déploiement, mais qui peut toujours se muer en illusion transcendantale dès lors qu'on cherche à en connaître le statut ontologique (le monde est-il fini ou infini, a-t-il un commencement dans le temps ou bien n'en a-t-il pas, etc. ? – il s'agit, bien sûr, des antinomies). Ici, l'illusion est plutôt à prendre au premier sens, comme l'apparence illusoire d'un monde connu dans sa totalité, alors même que c'est en critiquant le processus illusoire (second sens de l'illusion) que Kant en viendra à résoudre l'antinomie envisagée.

Cela étant, peut-on dire que Richir reprend tout simplement la conception kantienne de l'illusion transcendantale ? À première vue, cela semble être le cas : car c'est en écho presque direct à Kant que Richir déploie sa propre problématique de l'illusion. Il cherche en effet à établir que la pensée ne peut pas penser sans s'imaginer qu'il y a toujours de la pensée avant elle. Plus précisément, il montre que la pensée laissée à son libre cours, devient spontanément imagination, et pose cet « avant » comme l'a priori de son propre déploiement, qui est censé lui donné son assise tout en l'ancrant simultanément dans l'être et dans le concept. Il s'agit bien, ici aussi, d'une illusion transcendantale, et de même structure que l'illusion kantienne, dans la mesure où il s'agit également d'un processus illusoire par lequel la pensée projette une apparence apparaissant illusoirement comme indépendante de la pensée qui la projette. Cependant, il convient de préciser que la conception richirienne de l'illusion transcendantale n'est pas non plus strictement kantienne. C'est que cette conception relève chez Richir de deux présupposés critiques incompatibles avec le cadre kantien. Premièrement, il présuppose que l'ensemble de l'exercice naturel de la pensée est inséparable de son illusion transcendantale, en vertu de laquelle la pensée s'apparaît toujours comme assurée de son propre déroulement – comme se sachant toujours déjà avant et après elle-même, c'est-à-dire comme se précédant et se succédant systématiquement elle-même. Autrement dit, si chez Kant l'illusion transcendantale menaçait exclusivement le champ de la raison pure, en tant qu'il se trouve à l'écart de la sensibilité, pour Richir, c'est tout le champ de la pensée et de la connaissance qui se voit traversé par l'illusion. Mais il y a plus : deuxièmement, Richir présuppose aussi que l'illusion transcendantale reste intacte au sein même de la pensée transcendantale : impossible, donc, de s'installer comme « spectateur impartial » pour prendre en vue l'exercice naturel de la pensée entraîné par son illusion constitutive. Bien au contraire, le philosophe transcendantal est lui-même emporté par le mouvement de son illusion propre ; et c'est d'ailleurs ce qui explique la circularité caractéristique de la démarche transcendantale qui a déjà été relevée. Il n'est donc plus possible de supposer, comme chez Kant, que la réflexion transcendantale puisse se déployer sereinement, comme depuis la hauteur d'un tribunal souverain de la Raison, à l'écart de toute ruse et de toute tromperie.


On comprendra alors que ce changement de cadre apporte toute une série de questions et de difficultés inédites. La première d'entre celles-ci consiste assurément à interroger la possibilité même d'analyser l'illusion transcendantale comme telle : comment décrire cette illusion qu'on ne peut éviter et qui traverse l'ensemble de la pensée, sans même épargner la pensée du philosophe qui cherche à la penser ? Bref, comment approcher l'illusion sans s'illusionner ? Dans son texte, Richir ne thématise pas véritablement sa méthodologie d'approche, qui se déploie cependant progressivement au fil de ses analyses inlassablement répétées et creusées, selon une logique de progression circulaire dont on ne comprend sans doute pas immédiatement la pertinence. Peut-être est-ce parce que seule la ruse est à même de déjouer les pièges de l'illusion ? Et en ce sens, peut-être est-ce plutôt à travers l'écriture tout à fait singulière des Recherches qu'on aura le plus de chance de saisir la structure et le style propre de cette pensée ? Nous aurons à y revenir. Mais qu'il me soit déjà permis ici d'avancer ceci : l'enjeu, pour Richir, est de ne pas être totalement obnubilé par l'illusion transcendantale ; mais ceci n'est possible que si le philosophe conserve une certaine distance par rapport à l'apparence illusoire que produit sa propre pensée ; et si donc l'analyse parvient à apercevoir, en même temps que cette apparence, le mouvement même de la pensée qui la projette. C'est pourquoi la pensée transcendantale n'aura d'autre solution que d'accorder son propre rythme avec celui du mouvement de l'illusion, mais sans toutefois y adhérer complètement. Autrement dit, c'est par son écriture non linéaire, et pour ainsi dire en spirales, que Richir cherche à donner apparence au mouvement même de l'illusion, par où il cherche en même temps à y échapper.


On en vient alors au troisième moment que je propose de relever, et qui concerne le mouvement ou le rythme même de la réflexion, en tant qu'elle doit bien s'encorder, d'une certaine manière, à l'illusion. Cependant, il faut, ici aussi, s'entendre sur ce que désigne le terme même de réflexion, qui est loin d'être univoque, même si l'on en reste, par choix méthodologique, aux textes kantiens. On sait que le terme, issu de l'optique, ne désigne plus chez Kant la projection spéculaire et l'appréhension empirique de sa propre image, mais bien plutôt la prise en vue de la pensée par elle-même, par où seulement le sujet peut se rendre présent à lui-même. Mais il convient alors de situer plus précisément cet acte. On peut le comprendre tout d'abord de manière élémentaire, comme l'opération coextensive de tout jugement et de toute connaissance, en tant qu'elle instaure la conscience de l'unité de la synthèse dans son concept  : c'est ainsi que Kant envisage parfois la réflexion comme l'un des moments à l'origine des concepts empiriques, où les différences entre des représentations perceptives sont réfléchies dans leurs unité ; et parfois il désigne aussi la réflexion logique comme l'acte qui consiste à comparer des concepts entre eux. Cependant, de ce premier type de réflexions, qu'on pourrait qualifier de « naturelles » – quoiqu'elles puissent être a priori –, Kant distingue encore ce qu'il nomme la réflexion transcendantale, laquelle s'emploie plutôt à rattacher chaque représentation à son « lieu transcendantal », pour déterminer de quelle faculté il est l'objet. Autrement dit, la réflexion transcendantale, pour Kant, est un acte qui relève spécifiquement de l'analyse philosophique, et si elle est qualifiée de transcendantale, c'est surtout pour marquer son appartenance à la philosophie transcendantale.

Ce bref rappel était nécessaire, dans la mesure où si Richir reprend explicitement la notion kantienne de réflexion transcendantale, il en modifie sensiblement le sens : il ne s'agit plus à proprement parler, chez lui, de ce qui caractérise en propre la réflexion du philosophe censée porter son regard impartialement sur les effectuations de la conscience. Mais il ne s'agit plus non plus d'une simple réflexion naturelle. Richir évoque le plus souvent la réflexion transcendantale comme une réflexion proprement phénoménologique, c'est-à-dire comme celle de l'apparence elle-même – comme une « phénoménalisation-réflexion », comme la réflexion à même laquelle se phénoménalise l'apparence, non pas purement a priori, ni a posteriori, mais précisément entre les deux –, de laquelle il distingue alors une « réflexion seconde », qui provient de « notre réflexion » philosophante, et qui abstrait des structures reconnaissables et analysables de l'apparence. Ainsi, Richir pourra parfois distinguer la « réflexion abstractive » (ou l' « abstraction transcendantale ») de la réflexion proprement transcendantale. Mais cette distinction apparaît moins nette, dès lors qu'on s'aperçoit qu'il s'agit finalement dans les deux cas de la même réflexion, mais qui est prise en vue selon deux angles différents : la réflexion proprement transcendantale désigne la réflexion intrinsèque de l'apparence, que Richir nomme parfois aussi la « réflexivité » du phénomène, et la réflexion abstractive désigne la réflexion notre réflexion, lorsque nous cherchons à penser la première réflexion. Finalement, on retrouve ici une autre forme de la circularité de laquelle nous étions parti : la réflexivité interne au phénomène n'est pensable qu'à partir de l'abstraction philosophique, alors que celle-ci n'est possible qu'à partir de celle-là. Mais cette impossibilité de discriminer totalement la réflexion du phénomène et la réflexion philosophique se comprend, lorsqu'on se souvient que l'illusion transcendantale pénètre jusqu'au cœur de la philosophie transcendantale elle-même. On comprend ainsi que l'illusion transcendantale se trouve à la base aussi bien du mouvement de la conscience, que du mouvement de la réflexion philosophique. Et c'est donc à partir de l'illusion qu'il convient d'approcher ce mouvement réflexif. Comme l'écrit Richir, il y a :


« [...] une réflexion a posteriori dans laquelle se constitue l'a priori comme a priori qui n'apparaît jamais comme tel qu'a posteriori ; par cette réflexion s'engendre l'illusion nécessaire qu'il y a un a priori, et que l'a posteriori coïncide avec l'a priori ; par là même, cette illusion est aussi l'illusion d'une réflexivité réciproque de l'a priori et de l'a posteriori, c'est-à-dire, en fait, l'illusion d'une subjectivité transcendantale en laquelle s'établirait la coïncidence, l'adéquation ou la transparence de l'un à l'autre – cela même que Husserl baptise évidence ».


Autrement dit, le mouvement de l'illusion transcendantale correspond à celui d'une réflexion secrètement logée dans la pensée, qui tend à faire coïncider l'a posteriori depuis où elle se déploie et l'a priori qu'elle projette. De plus, le lieu que la réflexion projette comme son lieu propre où son mouvement aboutirait par la coïncidence de l'a priori et de l'a posteriori, prend la forme d'un subjectivité transcendantale : on mesure alors, en passant, que la discussion entreprise par Richir concerne non seulement le criticisme kantien, mais aussi bien la phénoménologie transcendantale husserlienne : si le père de la phénoménologie envisageait la démarche transcendantale comme le retour réflexif d'un subjectivité transcendantale sur elle-même, Richir s'emploie ici aussi à montrer qu'une telle subjectivité prise comme pur a priori supposé se présenter dans sa pureté à même la réflexion du cogito, ne relève en fait que d'une illusion transcendantale, dont il s'agit précisément de déplier le mouvement.


Cela se précise si l'on examine cet autre concept utilisé par Richir pour rendre compte du mouvement propre à l'illusion transcendantale, celui de rétrojection :


« Le pur a priori, l'a priori en tant que tel, est insaisissable en soi, mais il est seulement, pour ainsi dire désigné comme tel depuis l'a posteriori, dans la rétrojection transcendantale du phénomène : telle est l'instance critique transcendantale, en un sens quasi ou hyperkantien, de la phénoménologie transcendantale, qu'en celle-ci s'indique un pur a priori insaisissable comme tel, sinon justement par là médiation nécessaire de l'illusion transcendantale ».


On comprend donc que si l'a priori n'apparaît jamais qu'a posteriori, il est cependant toujours « rétrojeté » a posteriori dans l'a priori, raison pour laquelle il apparaît précisément comme un a priori. Et c'est ce mouvement de « rétrojection », toujours enfoui dans la pensée qui cherche à se penser, qu'il s'agit de déplier. Plus concrètement, comme le montrent les textes, cette rétrojection prend le visage de ce que Richir appelle encore une « précession » : c'est par là que l'a priori semble toujours précéder l'a posteriori, alors même que l'a priori n'apparaît jamais qu'a posteriori ; et c'est précisément cette « semblance » du caractère apriorique de ce qui n'est pourtant jamais qu'a posteriori que Richir désigne comme une précession. Rétrojection et précession doivent donc être pensées ensemble, en ce qu'elles constituent le rythme même de la réflexion ou de l'illusion transcendantale qu'on cherche à analyser : car comme l'écrit Richir, cette réflexion n'est finalement rien d'autre qu'une « rétrojection a posteriori dans l'a priori, ou la rétrocession transcendantale d'une précession transcendantale toujours déjà manquée ». Si la rétrojection désigne le mouvement en tant qu'il s'effectue depuis l'a posteriori, la précession en désigne l'accomplissement par où l'a priori paraît toujours déjà précéder l'a posteriori. Le mouvement de l'illusion semble donc emporter la réflexion dans une course indéfinie, où la pensée court comme après son ombre.





De tout ceci, qui ne constitue évidemment qu'une ébauche d'analyse, on notera qu'il ressort au moins deux indications précieuses sur le sens de la démarche proposée par Richir : d'une part, que la philosophie transcendantale proposée ne trouve sa pertinence que par la prise en compte de l'illusion transcendantale qui traverse l'analyse de part en part ; et d'autre part, que le champ qui y est exploré ne trouve sa consistance que dans la mesure où, loin d'être pris comme un inaccessible a priori, il apparaît ou se phénoménalise d'une certaine manière, à même le mouvement de l'illusion prise en tant que telle. Et c'est en ce sens que l'enquête qui a été menée jusqu'ici à propos de la philosophie transcendantale nous conduit maintenant à examiner la question du phénomène et de la phénoménologie comme telle, mais en tant qu'elle s'articule étroitement avec la question de l'illusion transcendantale.


A suivre...


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