Sacha Carlson
Nouvelle Préface pour l'Ecart et le rien... en japonais !
Dernière mise à jour : 6 janv. 2019

C’est très tôt que l’œuvre de Marc Richir a trouvé quelqu’écho dans le monde nippon, puisque dès 1976 paraissait une traduction japonaise d’un article de 1971 intitulé « La défenestration », consacré à la pensée du dernier Merleau-Ponty. Deux autres traductions au moins paraîtront par la suite : un extrait de Phénoménologie en esquisse (2000) (il s’agit des pages 474-486) et un article de 2008 sur La refonte de la phénoménologie.
(… j’en profite pour demander aux lecteurs japonais ou japonisant les références complètes de ces trois traductions, y compris le nom des traducteurs, que je n’ai pas réussi à déchiffrer... D’ailleurs, toute autre référence de texte de Richir en traduction japonaise est la bienvenue !)
Mais le coup d’envoi le plus spectaculaire de cette rencontre de la pensée richirienne avec la langue japonaise est assurément la traduction de L’Ecart et le rien, à paraître prochainement, sous la direction de WADA Wataru, MURAKAMI Yasuhiko et SAWADA Tetsuo.
Voici les références plus complètes de cette prochaine parution : マルク・リシール、サシャ・カールソン『マルク・リシール現象学入門 サシャ・カールソンとの対話 京都 )、ナカニシヤ出版 )、年公刊予定 [Marc Richir et Sacha Carlson, Introduction à la phénoménologie de Marc Richir, Editions Nakanishiya, Kyoto, à paraître en 2018] [Directeurs de traduction : 和田 渡(WADA Wataru)、村上 靖彦(MURAKAMI Yasuhiko)、澤田 哲生(SAWADA Tetsuo). Traducteurs : 澤田 哲生(SAWADA Tetsuo)、長坂 真澄(NAGASAKA Masumi)、八幡 恵一(YAHATA Keiichi)、池田 裕輔(IKEDA Yusuke)、小倉 拓也(OGURA Takuya)、川崎 唯史(KAWASAKI Tadashi)、赤阪 辰太郎(AKASAKA Shintaro).
On m’a demandé à cette occasion d’écrire une courte Préface à l’ouvrage, qui situe pour les non connaisseurs, la pensée de Marc Richir en tant que philosophe et phénoménologue.
En voici le texte français, qui paraîtra donc en traduction japonaise :
L’œuvre de Marc Richir est aujourd’hui reconnue comme une œuvre puissante qui s’est essentiellement déployée à partir de l’héritage husserlien (Signalons l’ouverture récente des Archives-Richir à l’Université de Wuppertal, sous la direction du Professeur Alexander Schnell.). Dans ce bref préambule, nous voudrions souligner quelques traits marquants de cette pensée protéiforme, qui témoignent de sa profonde originalité.
Commençons par signaler que Richir appartient à ce qu’on a pu nommer la « génération 68 », marquée, en France, par un souffle de contestation. Cet esprit se manifeste en premier lieu à propos de la question politique, qui est en effet l’une des inspirations de la pensée richirienne. Dès ses premiers textes, Richir développe en effet une pensée radicalement de gauche, mais qui ne s’ancre plus directement dans la pensée de Marx (comme chez les penseurs de la génération précédente). Il amorce plutôt sa pensée politique à partir d’une analyse du phénomène révolutionnaire articulée à une critique du totalitarisme, inspirée de Claude Lefort.
Par ailleurs, cet esprit contestataire se signale aussi par la tonalité philosophique générale de l’époque – surtout marquée par le post-heideggerianisme et le post-structuralisme – à laquelle Richir a été très sensible : très tôt, il pratique et commente Heidegger, il lit et fréquente Derrida, il travaille les écrits de Lévi-Strauss et de Lacan. Pourtant, c’est très tôt également qu’il semble résister aussi bien à l’heideggerianisme, à la pensée déconstructive qu’aux éclats de l’anthropologie structurale. Cette résistance se marque de manière significative par son attachement tenace à la pensée de Husserl auquel il ne cessera de vouloir revenir pour saisir le sens de la phénoménologie par-delà ou en deçà des critiques heideggerienne et derridienne. Mais ce retour à Husserl requerra la patience d’un délai et d’un détour. Certes, l’œuvre de Merleau-Ponty constituera d’emblée un jalon important dans la reprise de la question phénoménologique, mais c’est surtout le long « passage » par Kant et l’idéalisme allemand (Fichte et Schelling) qui constitue la spécificité de Richir en tant que phénoménologue, puisqu’il finit par ancrer sa propre démarche dans le cadre d’une lecture de la troisième Critique kantienne, en particulier à travers la problématique des jugements esthétiques réfléchissants (beau, sublime), et en interprétant le «phénomène comme rien que phénomène» comme ce qui, dans la conscience, se déploie à la faveur d’une réflexion et d’une schématisation libre, sans concept.
Cet ancrage kantien rejaillira assurément sur sa compréhension du projet phénoménologique issu de Husserl. En effet, il n’est plus question, pour Richir, de déployer une analyse eidétique des vécus de la conscience, mais il propose plutôt de radicaliser la réduction phénoménologique par la mise hors circuit toute déterminité – logique, eidétique, intentionnelle – afin de mettre au jour l’indéterminité qui constitue la base proprement phénoménologique des vécus. Le phénomène devient alors foncièrement indéterminé, c’est-à-dire aussi proprement infigurable et pour ainsi dire in-conscient : traits que Richir finit par retrouver chez Husserl lui-même dans sa lecture de nombreux inédits (sur l’intersubjectivité, sur les synthèses passives, sur la phantasia, etc.).
On sait que ce geste de radicalisation de l’épochè n’est pas le propre de la pensée richirienne : il peut être considéré comme une caractéristique commune dans la phénoménologie française à partir des année 80 – c’est un trait qu’on retrouve par exemple dans la pensée de Jean-Luc Marion, pourtant parfois considérée comme le « pôle extrême » opposé de la « nouvelle phénoménologie française » (Cf. Hans-Dieter Gondek et László Tengelyi, Neue Phänomenologie in Frankreich, Berlin, Suhrkamp, 2011, p. 28.). On insistera cependant sur ceci que la réduction radicalisée proposée par Richir ne conduit pas à la pure immanence d’une conscience, d’un Dasein ou de la Vie (M. Henry), mais bien à l’intimité d’un soi qui s’ouvre du dedans vers une (double) transcendance que l’on peut analyser depuis le moment du sublime (Kant), où la transcendance s’éprouve du dedans comme un radical dehors constitutif de l’expérience humaine. Et on insistera aussi sur ce que cette paradoxale pensée de la transcendance ne déroge pas à l’«athéisme méthodologique» préconisé par Husserl : c’est en ce sens qu’elle ne peut pas être assimilée au supposé « tournant théologique » de la phénoménologie française (D. Janicaud) – et cela, avant même de devoir signaler l’absence de croyance et de pratique religieuse chez Richir lui-même.
Signalons, pour terminer, un dernier trait marquant de la pensée de Marc Richir : son souci constant de dialogue avec les sciences exactes (mathématiques, physique classique et quantique) et les sciences humaines. D’une part, il s’est toujours efforcé de mettre à profit sa formation initiale de physicien afin d’élaborer les linéaments d’une épistémologie phénoménologique rigoureuse. D’autre part, son refus inaugural du structuralisme laissait ouverte la question d’une analyse des différentes cultures et institutions symboliques : question pour laquelle il a proposé de nombreux éclaircissements en contrepoint de ses analyses proprement phénoménologiques, et qu’il prolonge encore dans la dernière partie de cet ouvrage, en revenant sur la question de l’art, de la science et de l’Histoire.