Sacha Carlson
Un peu de Sokolov au nouvel an !
Dernière mise à jour : 6 janv. 2019

En ce jour de l’an, j’ai décidé de m’offrir du temps : un temps d’écoute de musique, où un peu par hasard, j’ai réécouté certains passages de différents concerts du fabuleux pianiste russe Georgy Sokolov.
Cela me replonge, bien sûr, dans le passé.
C’est que j’ai très tôt été familier de son enregistrement de L'art de le fugue, que j’ai écouté après avoir moi-même travaillé l’oeuvre de Bach en y mettant alors toute l’énergie de mon adolescence. À l’époque, cet enregistrement - que j’avais trouvé un peu par hasard sur le conseil d’un employé de la Médiathèque de Louvain-le-Neuve où j’habitais - à m’avait d’abord dérangé, puis intrigué, et finalement passionné : l’interprétation me déroutait, par sa force et son audace assumées, m’intriguait par sa clarté qui me faisait entendre certains contours des contrepoints qui m’avaient échappé, et me troublait par la sensibilité qui portait l’ensemble de l’interprétation tout en affleurant à certains moments de grâce abolus.
Mais du pianiste, je ne savais rien : à l’époque, seul Bach (1685-1750) m’importait !
Qui est Grigory Sokolov ?
Né en 1950 à Léningrad, il étudie dans le concervatoire de cette ville. Elève précosse, il remporte à l’âge de 16 ans le premer Prix du concours international Tchakovski, et enchaînera à partir de là des concerts dans son pays comme à l’étranger. Je lis dans le Nouveau Dictionnaire des interprètes : « L’homme est avant tout un intellectuel : à vingt-deux ans, il enregistrait L'Art de la fugue de J.S. Bach, mais il sait aussi démonter et remonter un piano ; il note scrupuleusement la liste de tous ses concerts, la marque et le numéro du piano sur lequel il a joué. Parmi ses passions : le vin, la peinture et la littérature. » (Robert Laffont, collection « Bouquins », 2015, p. 900) Il paraît aussi qu’il est passablement autiste et maniaque, qu’il apprend toutes sortes de choses par coeur - et je ne parle pas ici de musique, car il joue bien sûr toujours par coeur, mais de codes-bares, d’horaires de train, et autres exentricités, ai-je lu, qu’il s’emploie à mémoriser - et règle ses entrée et ses saluts de manière presque rituelle - sans parler de son habitude de jouer pour ainsi dire dans le noir.
Depuis le début de 2010, il ne joue plus avec orchestre, mais donne seulement des récitals solistes. Il s’en explique comme suit :
« C’est très simple. Un océan de musique est écrit pour le piano, et durant votre vie, vous ne pouvez même pas en jouer une petite partie. Il n’est donc pas facile de trouver suffisamment de temps pour répéter avec un orchestre qui est intéressé par le produit final, et qui n’a donc pas les yeux fixé sur sa montre. C’est aussi délicat avec les chefs d’orchestre, parce qu’il faut trouver la combinaison d’un très bon musicien qui a ce talent particulier de suivre et de comprendre la musique de la même manière que vous. C’est très rare, je dois dire ! Et puis, peut-être, le pire : si vous jouez une pièce en solo plusieurs fois pendant plusieurs jours, vous progressez et atteignez un autre niveau d’interprétation; mais avec un concerto, vous jouez la pièce encore et encore, mais avec chaque orchestre et chaque chef d’orchestre, vous devez recommencer à zéro à la première répétition. Ainsi, si vous dépensez autant d’énergie que vous pourriez utiliser bien plus efficacement pour des récitals, pourquoi le faites-vous ? J’aime beaucoup le fait que tout ce que je fais dépends uniquement de moi. Avec une centaine de personnes, c’est presque impossible. Vous n’avez pas la responsabilité » (International Piano interview avec Jessica Duchen, Septembre/Octobre 2006).
Par ailleurs, après quelques années où il refuse de laisser paraître tout enregistrement de ses concerts, il signe en 2014 un nouveau contrat d'exclusivité avec Deutsche Grammophon : le premier enregistrement sous ce nouveau label est celui de son récital de 2008 au Festival de Salzbourg, qui paraît en 2015 : c’est son premier album depuis près de vingt ans ! Ce double disque contient deux sonates de Mozart et les vingt-quatre Préludes op. 28 de Chopin, ainsi que quelques bis de Bach, Chopin, Rameau et Scriabine.
Ceux qui ont eu la chance d’assister à un concert de Sokolov ne me contrediront sans doute pas : c’est un moment unique, et très atypique. Le concert de 2008 évoqué en est un bon exemple. Je me souviens de cet homme de corpulence forte, assez voûté, semblant même un peu fatigué, et qui ne me laissait pas vraiment pas présager de la force et la vitalité de ce qu’il allait nous faire entendre.
Il est toujours délicat de parler de musique : on tombe trop facilement dans des métaphores plates qui cherchent à éviter une trop grande technicité. Sans parler de sa très haute virtuosité - qu’on finit par oublier si l’on ne connaît pas la partition en ayant soi-même butté sur ses pièges et difficultés -, je me risquerai cependant à relever trois traits remarquables de ce que j’ai pu entendre de son jeu. Tout d’abord sa force hors du commun, qui ne conjugue cependant avec une remarquable subtilité du toucher : ses études de Chopin en sont une belle illustration. Ensuite, une précision analytique, parfois presque clinique, qui dissèque presque, et met en tout cas à nu la partition et son compositeur (ses Impromptus de Schubert sont à cet égard parfois franchement déroutants); mais cette précision jamais n’assèche le jeu, et se voit systématiquement contrebalancée par un souffe musical de très grande ampleur. Enfin, une palette sonore qui ne cesse de m’éblouir, lorsqu’elle découvre différents timbres du piano que je ne soupçonnais même pas. À cer égard, si je suis ravi de pouvoir observer les mains de pianiste sur les vidéos aujourd’hui facilement accessibles, je donnerais beaucoup pour pouvoir observer son jeu de pédales, car j’avoue franchement ne pas comprendre comment il fait…
Il est possible, aujourd’hui, d’écouter de nombreux concerts via youtube. Rien ne remplacera jamais le magie d’un concert, de ce qui s’y joue, dans un espace et un temps donné, entre un ou des artisites et le public, c’est-à-dire aussi entre les membres du public (peut-être faudrait-il inclure dans l’éducation fondamentale l’expérience - certes préparée et encadrée- du concert classique, tant on ne sait pas l’énergie mise en jeu. Mais les enregistrements dont nous disposons aujourd’hui de Sokolov sont, pour ceux qui n’ont pas encore eu la chance de l’écouter, tout à fait précieux.
Je vous en propose quelques uns, qui témoignent de l’étendue du répertoire du pianiste.
Pour commencer : « Les sauvages », joué précisément en bis du festival de 2008 à Salzbourg. La mélodie est assez connue. Écoutez cependant la délicatesse du jeu et la précision des ornements et des trilles.
Mentionnons ensuite ses Études de Chopin op. 25. Écoutez notamment les deux dernières études, qu’il enchaîne avec une puissance assez stupéfiante. L’avant dernière (n° 11) étude, en la mineur, souvent surnommé « Le vent d’hiver », requiert déjà une grande virtuosité, puisque le thème est joué par la main gauche, tandis que la main droite déploie de véritables tourbillons de chromatismes. Mais l'étude n°12, en do mineur, qui clôture l'ensemble du cycle des Études (non seulement celles de l'op. 25, mais aussi celles de l'op. 10) requiert une très haute technique, puisqu'elle enchaîne simultanément des deux mains des arpèges sur l'ensemble du clavier - d'où l'impression de « vagues », à quoi l’on doit son nurnom.
Voici l’enchaînement des 12 études op. 25 :
Et voici la dernière :
Voici également la version pour piano de Petrouchka, de Stravinsky (transcription du compositeur) : une pièce qui n’a l’air de rien, mais relève un véritable défit pour le pianiste.
Et une version plus ancienne de la même oeuvre :
Et enfin, pour revenir à la musique baroque française, voici « Le tic-toc-choc ou Les maillotins », extrait du Troisième livre de pièces de clavecin de Couperin.
Et puis : « La Poule », extrait du Troisième livre de pièces de clavecin de Rameau :
Une coquille ? Un lien mort ? Écrivez à l'auteur de ces lignes : il vous remerciera.